Vertus sociales et sens de Dieu selon saint Thomas d'Aquin

fr. Serge-Thomas Bonino, o.p.

Résumé : Dans la Somme de théologie (IIa-IIae, q. 81-105), les vertus de vénération (religion à l’égard du Créateur, piété à l’égard des parents, déférence à l’égard des supérieurs) font système. Elles s’éclairent mutuellement. Dans cette perspective, les vertus sociales de piété et de déférence (observantia), qui s’adressent à des « transcendances » immanentes à la société, constituent le terrain sur lequel peut germer et s’affermir le sens de Dieu. En récusant le parallélisme ontologico-théologico-politique et tout principe hiérarchique, la modernité semble fermer ce chemin vers Dieu. Pourtant certaines formes structurelles de transcendance immanente demeurent qui continuent de pointer vers la transcendance absolue de Dieu.

            Dans la structure de la Somme de théologie, les questions consacrées à la vertu de religion (IIa-IIae, q. 81-100) prennent place dans un ensemble plus vaste, celui des vertus dites de « vénération » (q. 81-105). En effet, après avoir traité de la vertu de justice au sens strict, saint Thomas explique, dans l’unique article de la q. 80, qu’il convient de rattacher à la justice tout un ensemble de comportements vertueux[1] qui ont en commun avec la justice de régler les rapports à autrui mais sans satisfaire à toutes les caractéristiques de la justice comme telle. Saint Thomas distingue alors deux types de ces vertus annexes à la justice, ou parties potentielles de la justice. Les unes ne répondent pas à l’exigence d’égalité propre à la justice en raison de l’excellence ou supériorité de ceux auxquels nous cherchons à nous ajuster. Trois vertus se rangent dans ce groupe : la religion, bien sûr, qui règle les rapports de la créature au Créateur, mais aussi la piété, qui s’adresse à nos parents, et l’observantia, c’est-à-dire la déférence, qui nous met dans la juste attitude vis-à-vis de nos divers supérieurs. On les appelle parfois « vertus de vénération ». Le second type de vertus annexes rassemble toutes les attitudes qui ne relèvent pas de la stricte justice légale mais correspondent à un devoir moral, plus ou moins pressant, ce qui les rend indispensables à la réussite de la vie en communauté. On les appelle parfois « vertus de civilité ».[2]

            Vertus de vénération et vertus de civilité entretiennent des liens étroits – la gratitude servant en quelque sorte de médiation entre les deux[3] –, mais je voudrais me concentrer sur les premières et tirer quelques enseignements de l’insertion de la vertu de religion dans cet ensemble. En effet, les trois vertus de vénération ne sont pas simplement juxtaposées : elles font système. Elles forment un ordre dont le principe est la vertu de religion. Piété et déférence sont présentées par l’Aquinate comme des participations à la vertu de religion, qui est la vertu de vénération par excellence. Or nous savons, selon le principe de la causalité du maximum, que ce qui est premier dans un genre est cause de tout ce qui est dans le genre.[4] Plus précisément, la religion est participée par la piété, qui, à son tour, est participée par la déférence. Cette structure de participation est d’abord celle qui caractérise les fondements métaphysiques de ces vertus : Dieu est le Principe premier dont participent les parents puis les supérieurs. Mais elle se retrouve ensuite logiquement au plan des attitudes induites par ces vertus : l’honneur et le culte rendus aux parents et aux supérieurs sont une participation à l’honneur et au culte rendus à Dieu.[5] Il s’ensuit que la connaissance de chacune des vertus de vénération s’éclaire et s’enrichit de la connaissance des deux autres.

            La perspective de la Summa theologiae est celle, toute objective, d’un « ordre d’exposition (ordo expositionis) » qui va de l’universel au particulier, ou encore du fondement aux participations. En plaçant la religion en tête de l’étude des vertus de vénération, saint Thomas indique donc clairement que l’attitude religieuse est la source et le modèle de la piété comme de la déférence. C’est à la lumière de la vertu de religion que piété et déférence révèlent tout leur sens.[6] Mais, on peut aussi – et telle est ici ma perspective – envisager l’ordre inverse et observer que, du point de vue plus subjectif de l’« ordre de découverte (ordo inventionis) », le sens religieux ou sens de Dieu germe et se développe sur le terrain des vertus sociales de vénération.

            Certes, de façon habituelle, saint Thomas s’intéresse à la démarche rationnelle objective qui conduit l’esprit à affirmer l’existence de Dieu plus qu’aux facteurs existentiels et socioculturels qui conditionnent la genèse subjective de la croyance en Dieu. Il n’ignore pas pour autant cet aspect des choses. Par exemple, lorsqu’il se propose d’établir que l’offrande des sacrifices est une institution de droit naturel, inscrite, donc, au plus intime de la personne humaine, l’Aquinate fait référence à une sorte de genèse existentielle concrète de l’idée de Dieu :

« La raison naturelle commande à l’homme de se soumettre à un supérieur à cause des limites (defectus) qu’il éprouve en lui-même et par rapport auxquelles il a besoin d’être aidé et dirigé par un supérieur. Quel que soit celui-ci, c’est ce que chez tous on appelle Dieu ».[7]

 Or, me semble-t-il, le rapport vertueux aux parents, à la patrie et aux supérieurs est le terrain privilégié sur lequel germe et s’affermit le sens de Dieu.[8] C’est la thèse que je présenterai dans une première partie.

            Toutefois, chez saint Thomas, le système des vertus de vénération se fonde sur une vision hiérarchique de la vie sociale, intrinsèquement liée à une vision hiérarchique du monde métaphysique. Or cette vision de la société a été profondément remise en cause par les évolutions culturelles et sociopolitiques qui définissent la modernité. Non seulement l’organisation de la société ne repose plus sur un principe sacré – tel est le sens du terme « hiérarchie » –, c’est-à-dire sur des fondements transcendants, religieux ou métaphysiques, mais la passion pour l’égalité, inhérente, s’il faut en croire Tocqueville, au système culturel généré par les démocraties libérales, s’oppose frontalement au principe hiérarchique. D’où la question que j’aborderai dans la seconde partie : la compréhension moderne des rapports sociaux (y compris des rapports familiaux) invalide-t-elle, sinon la religion en tant que telle, du moins l’approche thomasienne de la religion. Ou, pour le dire autrement, comment faire aujourd’hui l’expérience « sociale » de la transcendance de Dieu dans une société où semble devoir s’abolir toute forme de « transcendance immanente », c’est-à-dire toute transcendance ou excellence se manifestant à l’intérieur même de la société ?

1. Vertus de vénération et structure hiérarchique.

            Le système des vertus de vénération repose, chez saint Thomas, sur une vision métaphysique très précise puisque ces vertus ont pour finalité de nous « ajuster » à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont nos « principes ». Etre principe comporte deux aspects : l’excellence (ou supériorité ontologique) et la causalité, les deux allant de pair puisque, dans la métaphysique thomasienne, plus un être est parfait, c’est-à-dire en acte, plus il tend à se communiquer et à agir sur autrui.

            Voici comment saint Thomas, à l’article 1 de la q. 102, présente le système des trois vertus de vénération en fonction des trois types de « principes » dont nous dépendons :

« Les vertus se distinguent par une sorte de déploiement ordonné (ordinatus descensus) en fonction de l’excellence des personnes dont on est débiteur. Or, de même que le père selon la chair participe de façon particulière à la raison de principe, qui se réalise de façon universelle en Dieu, de même la personne qui exerce à notre égard une certaine providence participe de façon particulière à la propriété du père, car le père est principe de la génération, de l’éducation et de l’instruction et de tout ce qui appartient à la perfection de la vie humaine. Or une personne établie en dignité est comme le principe du gouvernement dans un certain domaine ».[9]

            Le principe par excellence – le premier Principe ou Principe universel – est Dieu.[10] Absolument transcendant en lui-même (excellentissimus), l’Ipsum Esse Subsistens est aussi notre principe selon les deux grandes dimensions de la causalité divine ad extra : la création et le gouvernement divin (c’est-à-dire la conservation de la créature dans l’être et sa promotion vers le bien). La création est une action imparticipable, strictement réservée à Dieu en tant qu’il est la Cause première et donc absolument universelle.[11] Or si Dieu est notre seul Créateur, il est aussi notre unique Fin dernière puisque la fin correspond au principe. Nous reconnaissons ce statut unique et incommunicable de Dieu, Alpha et Omega, par un culte spécial – le culte de latrie – qui inclut des actes absolument réservés à Dieu, spécialement le sacrifice.[12]

            Par contre, c’est une thèse centrale chez saint Thomas, que Dieu, non certes par besoin mais pour faire rayonner sa bonté, s’associe les créatures, au titre de causes secondes subordonnées, dans l’œuvre du gouvernement divin.[13] Or cette participation des créatures au gouvernement divin emprunte une voie hiérarchique, comme saint Thomas aime à le rappeler en faisant sien un axiome de Denys : « C’est une loi immuablement établie de la divinité que les choses inférieures sont ramenées à Dieu par les supérieures ».[14]

            Après Dieu, Principe universel, nous entrons, avec les parents, dans l’ordre des créatures et des principes particuliers. Par définition, un principe particulier est à l’origine d’un ordre lui-même particulier et donc, à l’intérieur de cet ordre, de relations particulières. Si donc les vertus de vénération qui s’adressent à des principes créés répondent à des exigences universelles, elles s’incarnent pour chaque personne dans des devoirs particuliers, en fonction d’un ordre « subjectif ». Par exemple, si tout homme doit vénérer ses parents, c’est à moi (et à mes frères et sœurs) et non à mon voisin, de vénérer ceux qui ont été principes pour moi. Ou encore, cela signifie que je suis davantage tenu à honorer le maître qui m’a initié au thomisme qu’un thomiste peut-être beaucoup plus éminent et excellent en soi mais qui n’est pas intervenu directement dans mon histoire particulière.

            Les premiers principes dans l’ordre créé sont les parents.[15] Il n’est donc pas étonnant que le quatrième commandement – « Honore ton père et ta mère » – fasse la transition entre les préceptes de la première table (les devoirs envers Dieu) et ceux de la seconde (les devoirs envers le prochain). Par la génération, qui la caractérise en propre, la paternité/maternité occupe, en effet, une place en quelque sorte intermédiaire entre l’action créatrice radicale de Dieu et la simple activité de gouvernement extérieur assumée par des créatures.[16]

            Dieu seul étant Créateur et l’âme humaine étant créée, non éduite de la matière, les parents ne sont pas les principes de mon être comme tel mais ils sont causes de ma venue à l’existence. Or, cette causalité, parce qu’elle touche davantage aux racines mêmes de mon identité ontologique, est le fondement spécifique de l’activité de gouvernement des parents vis-à-vis de leurs enfants.

            D’une part, en effet, la génération humaine exige de soi l’action ultérieure de conservation et d’éducation. Le concept intégral de paternité/maternité comprend donc trois dimensions : appeler l’enfant à l’existence par la génération ; le conserver (indirectement) dans l’existence en lui donnant les moyens de vivre ;[17] favoriser en lui par l’éducation le développement d’une vie humaine vertueuse. Saint Thomas ne sépare jamais ces trois aspects qui s’appellent l’un l’autre.[18]

            D’autre part, même si de nombreuses personnes exercent toutes sortes d’activités de gouvernement à mon endroit, la génération confère à mes parents une responsabilité unique (et un droit naturel correspondant) à cet égard. Même s’il faudrait préciser le sens exact et les nuances des termes utilisés par l’Aquinate (educatio, documentum, disciplina...), il semble que l’action éducatrice (educatio), dans la mesure où elle revient naturellement aux parents en vertu de la génération, soit plus radicale que la seule instruction (la disciplina relève des parents, mais aussi des maîtres). Le lien entre les parents et leurs enfants, y compris du point de vue du gouvernement, est donc objectivement, « ontologiquement », plus profond, plus « substantiel », que tout autre lien fondé sur le seul gouvernement. D’où la spécificité de la piété par rapport à la déférence :

 « Les personnes de nos parents et de ceux auxquels nous sommes liés par le sang nous sont unies de façon plus substantielle que les personnes établies en dignité car la génération et l’éducation, dont le père est le principe, touche davantage à la substance que le gouvernement extérieur dont sont principes ceux qui sont établis en dignité. C’est pour cela que la piété l’emporte sur la déférence : elle rend un culte à des personnes qui nous sont davantage unies et à qui nous sommes davantage obligés».[19]

            On observera toutefois que les parents ne sont pas éducateurs au titre d’individus mais en tant qu’ils sont insérés dans une communauté et une tradition culturelle (une histoire, une langue, des mœurs et coutumes...) dans et par laquelle ils introduisent à leur tour leurs enfants à une vie pleinement humaine. Cette tradition n’est autre que la « patrie », dont saint Thomas n’hésite donc pas à dire qu’elle est pour tout homme « un principe d’être ».[20]

            Après la piété vient la vertu de déférence (observantia) qui s’adresse à tous ceux qui jouent à mon égard un rôle de principe dans les différents ordres du gouvernement extérieur (depuis mon ange gardien jusqu’à mon professeur de gymnastique !) ou qui pourraient jouer ce rôle en raison de leur excellence, comme c’est le cas pour tout homme vertueux.

            Chacun de ces principes – les parents, les gouvernants... –, dont l’action s’intègre au Gouvernement divin, participe de quelque manière à l’excellence de Dieu et par conséquent la fait connaître, comme l’effet révèle sa cause ou le dérivé son fondement. Par suite, chacune des vertus qui nous ajuste à un principe subordonné nous dispose aussi à nous ajuster correctement à Dieu et d’abord à le « reconnaître » pour ce qu’Il est. Il est significatif que l’Ecriture sainte qualifie la personne humaine d’« image de Dieu » (Gn 1, 26) parce qu’elle représente sur terre (en petit) ce que Dieu est (en grand) pour l’ensemble de l’Univers : le Seigneur. La transcendance relative de l’homme sur la création matérielle devient l’indice de la transcendance absolue de Dieu sur l’ensemble de la création. Et, de fait, pour saint Thomas, l’excellence relative d’une créature par rapport à d’autres créatures est un signe qui fait connaître la transcendance absolue de Dieu. Nous avons là un aspect, trop négligé, du principe métaphysique général selon lequel l’inégalité entre les créatures est nécessaire à la bonté d’un Univers dont la finalité est de représenter en l’explicitant la bonté de Dieu.[21] Un texte de la Somme contre les Gentils, bien que bref, est très clair à ce sujet :

« On ne trouverait pas de bonté parfaite dans les choses créées s’il n’y avait pas entre elles un ordre de bonté, en vertu duquel certaines sont meilleures que d’autres : tous les degrés possibles de bonté ne seraient pas occupés et aucune créature ne ressemblerait à Dieu par le fait d’en dépasser une autre ».[22]

2. Eclats de transcendance

            Cette vision du monde, où la genèse du sens religieux semble intrinsèquement liée à une conception hiérarchique de la vie sociale, a été radicalement remise en cause par la « modernité ».

            Une première évolution a été le rejet moderne du parallélisme ontologico-théologico-politique, c’est-à-dire de la confortation mutuelle, « en miroir », que s’apportent l’ordre métaphysico-religieux et l’ordre sociopolitique. L’ordre métaphysico-religieux fonde et garantit l’ordre sociopolitique et l’ordre sociopolitique reflète l’ordre métaphysico-religieux. Mais, dans ce système, la religion et la métaphysique risquent fort d’apparaitre comme des superstructures idéologiques qui n’ont d’autres raisons d’être que de justifier et d’absolutiser des inégalités dont la généalogie réelle est généralement entachée de violence et d’injustice.

            Saint Thomas, reconnaissons-le, a parfois succombé à la tentation du parallélisme ontologico-théologico-politique. Il lui arrive, par exemple, de justifier la forme monarchique du régime politique par le principe religieux du monothéisme, découlant lui-même du principe rationnel du primat de l’un sur le multiple : la Cité terrestre doit être gouvernée par un monarque comme l’ensemble de la création est gouverné par un seul Dieu.[23] Mais la pensée politique de saint Thomas d’Aquin ne se laisse absolument pas réduire à ce schéma simpliste d’une projection univoque des structures de l’univers métaphysique sur le monde complexe des sociétés humaines. Sans renoncer à une fondation métaphysique, la réflexion politique de saint Thomas intègre la médiation d’une anthropologie. C’est à partir de l’expérience humaine, éclairée par l’anthropologie philosophique (ou théologique), que s’élabore la science politique.

            Plus radical est le problème posé par le rejet du modèle hiérarchique. Marcel Gauchet a présenté l’entrée en modernité (qui est, en même temps, selon lui, la sortie de la religion, non comme croyance personnelle mais comme principe organisateur du politique) comme le passage d’une structuration hétéronome de la société à une structuration autonome. La structuration hétéronome (pré-moderne, donc) se caractérise, selon lui, par le rôle déterminant de la tradition, par le sens de l’incorporation (c’est-à-dire la conscience qu’ont les membres de la société de faire partie d’un tout organique) et enfin par la dimension hiérarchique. Gauchet définit ainsi la hiérarchie :

« Un type de lien faisant tenir les êtres ensemble par leur inégalité de nature, par l’attache mutuelle des inférieurs aux supérieurs à tous les échelons de la vie collective, du plus humble au plus élevé, du père chef de famille au souverain surnaturel. Inégalité de nature répercutant dans la substance des rapports sociaux la suprême différence de l’au-delà qui commande et de l’ici-bas qui lui obéit ».[24]

            Le propre des sociétés modernes, dont les fondements se veulent immanents, est donc de récuser le principe hiérarchique dans sa double dimension de « principe » (archè), pour autant qu’il signifierait une hétéronomie, et de « sacré » (hieron), pour autant que le principe hétéronome serait absolutisé et soustrait à la « souveraineté » de la société au nom de Dieu ou d’une nature sacralisée. Certes, l’organisation d’une communauté suppose une différenciation interne de ses membres. Mais celle-ci ne découle plus d’une différence « naturelle », au point que même la paternité est désormais envisagée comme une fonction interchangeable (dans une « famille » d’homosexuelles, une femme est censée remplir la « fonction paternelle »). Les formes extrêmes d’égalitarisme rejettent même le principe de la distinction par le mérite dans la mesure où celle-ci renverrait à une certaine inégalité de nature (il y a des gens qui semblent naturellement plus doués que d’autres pour exercer certaines charges). En fait, les inégalités « naturelles » doivent être déconstruites et ramenées à leur origine purement culturelle.

            Quoi qu’il en soit, ces évolutions de l’imaginaire social ont un impact considérable sur l’attitude religieuse. Et par conséquent sur la mission de l’Eglise puisque la foi chrétienne, sans s’y réduire, suppose le sens religieux, comme la grâce suppose la nature. Plusieurs stratégies, que je ne fais que suggérer, sont alors possibles.

            La première stratégie s’incarne dans le rêve de restaurer une société intégralement hiérarchique déjà au plan naturel parce qu’elle serait le contexte absolument nécessaire à l’épanouissement du sens religieux. C’est la stratégie contre-révolutionnaire.

            Une autre stratégie, en quelque sorte inverse, consiste à repenser le rapport à Dieu en fonction du nouvel imaginaire social. On renoncera, par exemple, à penser Dieu comme Principe transcendant et Fondement, pour promouvoir l’image d’un Dieu situé « ailleurs », un Dieu inutile qui n’a plus de « fonction » ni métaphysique, ni éthique, ni sociale. Ou encore un Dieu qui renonce aux attributs de la transcendance, comme l’immutabilité ou la toute-puissance, pour devenir un simple partenaire engagé dans l’histoire des hommes.

            Une troisième stratégie serait de dissocier radicalement l’expérience religieuse personnelle (qui puisera son dynamisme, par exemple, dans le sentiment « océanique » de la nature) de l’univers sociopolitique, abandonné à la sécularisation, c’est-à-dire organisé « comme si Dieu n’existait pas », en dehors de toute ouverture à la transcendance. Solution schizophrénique, qui néglige la dimension communautaire de toute existence humaine, et donc de toute vie religieuse.

            Une quatrième stratégie s’appuie sur le principe selon lequel la grâce guérit la nature. Une nature qui n’est donc pas totalement « morte » puisqu’elle peut être guérie. Or, dans l’ordre de la grâce, la communauté des croyants, où chacun est revêtu par son baptême d’une égale dignité, n’en présente pas moins une structure essentiellement hiérarchique puisque l’Eglise ne peut pas ne pas se recevoir d’un principe « hétéronome » qui est le Christ-Tête, dont la capitalité est sacramentellement rendue présente et agissante à travers les ministres ordonnés. La constitution divine de l’Eglise permet donc non seulement de conserver quelque part, dans une sorte de « réserve (sur)naturelle », le principe de hiérarchie, mais elle peut aussi jouer un rôle de révélateur, au sens chimique du terme. En effet, une saine expérience de la vie en Eglise peut rendre davantage attentif aux « éclats de transcendance » qui, parce qu’ils sont fondés dans l’immuable nature des choses, ne peuvent pas ne pas persister, serait-ce de façon cryptée, dans la vie sociale contemporaine, où ils constituent des points d’appui permanents pour le sentiment religieux.

            Quelles sont ces « éclats de transcendance » ? J’en signale deux, qui correspondent aux deux vertus de vénération. Le premier est la transcendance naturelle de la paternité/maternité. Je ne peux pas ne pas être fils. Ce qui signifie que je ne suis pas mon propre principe. Je me suis reçu d’ailleurs et quant à mon existence même (par la génération) et quant à mon existence pleinement humaine (par l’éducation et l’insertion dans une tradition). Certes, tout est fait aujourd’hui pour occulter ces deux dimensions essentielles. D’une part, le gnosticisme ou dualisme contemporain (dont la théorie du gender est le dernier avatar) dénie toute valeur proprement humaine au corps et à la dimension biologique de l’existence. Tout ce dont je ne suis pas moi-même le père en moi par l’exercice de la liberté ne peut et ne doit avoir aucune signification pour moi.[25] Je dois bien plutôt travailler à m’en affranchir, par exemple par la manipulation technique. D’autre part, le phénomène de « détraditionalisation », inhérent à l’idéologie du progrès, dévalorise la transmission intergénérationnelle. Les parents ne sont plus médiateurs de tradition puisque la tradition, le passé, est le mal, le pôle négatif dont il faut impérativement prendre ses distances. C’est plutôt le père qui se met à l’école du fils puisque le fils a davantage part au présent ouvert sur l’avenir, c’est-à-dire au bien.

            La seconde « transcendance dans l’immanence » est celle de l’homme vertueux. S’il est vrai que la vie vertueuse est la vie bonne, conforme à la nature, celle qui exprime et prolonge dans le concret d’une culture donnée les exigences de la loi naturelle, alors l’excellence de l’homme vertueux ne peut pas ne pas susciter en tout homme une forme de respect. En vénérant l’homme vertueux et, à plus forte raison, le saint, qui sont la mesure d’une humanité réussie sous la grâce, chacun honore sa propre humanité et se sent pressé de la développer en lui. La vénération pour l’homme vertueux implique la reconnaissance d’une certaine inégalité – il est plus « humain » – mais, loin d’humilier, elle suscite l’admiration joyeuse et le désir d’imitation. Elle aide à grandir, ce qui est la définition même de l’autorité.

            A travers ces expériences sociales de respect soit devant la grandeur « ontologique » de la paternité/maternité soit devant la grandeur morale de l’homme vertueux, l’homme contemporain, qui vit désormais dans des sociétés non sacrales, peut s’ouvrir à la dimension transcendante de l’existence, au mystère de Dieu notre Père.  

 

 

[1] La liste des vertus annexes à la justice doit beaucoup au bref inventaire de Cicéron dans le De inventione. Cf. Cicéron, De Inventione, II, LIII, 161. A propos de la vertu cardinale de justice, Cicéron énumère comme comportements que dicte le droit de nature (naturae ius) : religio, pietas, gratia, vindicatio, observantia, veritas.

[2] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 80, a. un. : « Deux choses sont à prendre en compte dans les vertus qui sont rattachées à une vertu principale. Ces vertus ont quelque chose en commun avec la vertu principale, mais il leur manque quelque chose par rapport à la définition parfaite de cette vertu. La justice regardant le rapport à autrui [...], toutes les vertus qui regardent autrui peuvent, en raison de ce point commun, être rattachées à la justice. Mais la définition de la justice consiste à rendre à autrui ce qui lui est dû selon l’égalité [...] Une vertu qui regarde autrui peut donc manquer à la définition de la justice de deux manières. Elle peut manquer à la raison d’égalité et elle peut manquer à la raison de dette. Il y a en effet des vertus qui acquittent une dette à autrui mais ne peuvent l’acquitter à égalité. [...] On peut envisager un manque par rapport à la justice du côté la dette pour autant qu’il y a deux types de dette : la dette morale et la dette légale [...]. La dette légale est celle que la loi oblige d’acquitter et cette dette concerne en propre la justice comme vertu principale. Mais la dette morale est celle qui est due en raison de l’honnêteté de la vertu (In virtutibus quae adiunguntur alicui principali virtuti duo sunt consideranda, primo quidem, quod virtutes illae in aliquo cum principali virtute conveniant ; secundo, quod in aliquo deficiant a perfecta ratione ipsius. Quia vero iustitia ad alterum est [...], omnes virtutes quae ad alterum sunt possunt ratione convenientiae iustitiae annecti. Ratio vero iustitiae consistit in hoc quod alteri reddatur quod ei debetur secundum aequalitatem [...]. Dupliciter igitur aliqua virtus ad alterum existens a ratione iustitiae deficit, uno quidem modo, inquantum deficit a ratione aequalis ; alio modo, inquantum deficit a ratione debiti. Sunt enim quaedam virtutes quae debitum quidem alteri reddunt, sed non possunt reddere aequale. [...] A ratione vero debiti iustitiae defectus potest attendi secundum quod est duplex debitum, scilicet morale et legale [...]. Debitum quidem legale est ad quod reddendum aliquis lege adstringitur, et tale debitum proprie attendit iustitia quae est principalis virtus. Debitum autem morale est quod aliquis debet ex honestate virtutis) ».

[3] Sur la vertu de gratitude, cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 106. Les impératifs de l’édition (par exemple pour la traduction française en fascicules de la Revue des jeunes par J-D. Folghera [1931] ou la traduction anglaise des Blackfriars par T.C. O’Brien [1972]) ont parfois fait que piété et déférence ont été détachées de la religion pour être incluses avec les vertus de civilité dans un ensemble intitulé « les vertus sociales » ou « les vertus de justice dans la communauté humaine (Virtues of Justice in the Human Community) ». Il n’est pas certain que ce choix soit très heureux dans la mesure où il estompe le lien intime qui relie chez saint Thomas la piété et la déférence à la religion.

[4] Cf. Aristote, Métaphysique, II, c. 1 (993 b 24-26 ; tr. Tricot, p. 109) : « La chose qui, parmi les autres, possède éminemment une nature est toujours celle dont les autres choses tiennent en commun cette nature : par exemple, le feu est le chaud par excellence, parce que, dans les autres êtres, il est la cause de la chaleur ».

[5] Dans les vertus de vénération, l’ajustement vertueux comporte toujours, comme dans la justice, un aspect extérieur objectif (honneur, obéissance, offrandes et dons) mais s’y ajoute une dimension intérieure puisque la dette contractée ne saurait se régler par une simple transaction objective. Par ailleurs, l’honneur est plutôt dû à l’excellence du principe et le culte à son action de gouvernement, deux aspects étroitement connexes.

[6] De manière analogue, la déférence doit se comprendre à la lumière de la piété, dont elle est une participation, au point d’être comme une extension de la piété. cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 102, a. 1 : « Une personne établie en dignité est comme un principe de gouvernement dans un certain domaine. Ainsi le prince de la Cité est principe dans le domaine civil, le chef d’armée dans le domaine militaire, le maître dans le domaine de l’enseignement, et ainsi de suite. Aussi toutes ces personnes sont-elles appelées pères en raison de la ressemblance qui se prend du soin qu’elles procurent. Ainsi, en 2 R 5, les serviteurs de Naaman lui disent : ‘Père, si le prophète t’avait demandé quelque chose de difficile...’, Voilà pourquoi, de même que sous la religion, par laquelle on rend un culte à Dieu on trouve, selon un certain ordre, la piété, par laquelle on rend un culte aux parents, de même sous la piété on trouve l’observance par laquelle on rend culte et honneur aux personnes établies en dignité (Persona autem in dignitate constituta est sicut principium gubernationis respectu aliquarum rerum, sicut princeps civitatis in rebus civilibus, dux autem exercitus in rebus bellicis, magister autem in disciplinis, et simile est in aliis. Et inde est quod omnes tales personae patres appellantur, propter similitudinem curae, sicut IV Reg. V, servi Naaman dixerunt ad eum, ‘pater, etsi rem grandem dixisset tibi propheta’, et cetera. Et ideo sicut sub religione, per quam cultus tribuitur Deo, quodam ordine invenitur pietas, per quam coluntur parentes ; ita sub pietate invenitur observantia, per quam cultus et honor exhibetur personis in dignitate constitutis) ».

[7] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 85, a. 1 : « Naturalis ratio dictat homini quod alicui superiori subdatur, propter defectus quos in seipso sentit, in quibus ab aliquo superiori eget adiuvari et dirigi. Et quidquid illud sit, hoc est quod apud omnes dicitur Deus ». L’étymologie du mot « Dieu » reflète cette expérience première d’une « providence salutaire ». Saint Thomas connaît, en effet, les étymologies rassemblées par saint Jean de Damas. Theos viendrait soit de théein, qui signifie « prendre soin de quelque chose », soit de aithein, qui signifie « brûler » (Dieu est un feu ardent qui détruit le mal), soit enfin de theasthai, qui signifie « voir, contempler », « car rien ne lui échappe et il veille sur toutes choses » (Cf. Jean de Damas, La Foi orthodoxe, I, c. 9 [« SC 535 », p. 190-193], cité en Sum. theol., Ia, q. 13, a. 8, arg. 1). Mais saint Thomas fait observer que, dans ces trois cas, Dieu est toujours désigné à partir de son action providente. Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 13, a. 8 : « Ce nom de ‘Dieu’ est donné en raison de la providence universelle sur les choses. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu entendent appeler ‘Dieu’ ce qui exerce une providence universelle sur les choses (Imponitur enim hoc nomen ab universali rerum providentia : omnes enim loquentes de Deo, hoc intendunt nominare Deum quod habet providentiam universalem de rebus) ».

[8] En déployant dans les dérivés ce qui est synthétiquement contenu dans le Principe, les vertus de piété et de déférence explicitent et rendent plus manifestes certains aspects de la religion. En retour, celle-ci, envisagée à partir de l’expérience de la piété ou de la déférence, se colore des nuances propres de ces vertus. Ainsi, la religion peut être présentée come une forme éminente de piété. Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 101, a. 1, ad 1 : « Le moins est inclus dans le plus. Voilà pourquoi le culte qui est dû à Dieu inclut en soi, comme quelque chose de particulier, le culte dû aux parents. Aussi est-il dit en Mal 1, 6 : ‘Si je suis père, où est mon honneur ?’ Voilà pourquoi le terme de piété est aussi référé au culte de Dieu (In maiori includitur minus. Et ideo cultus qui Deo debetur includit in se, sicut aliquid particulare, cultum qui debetur parentibus. Unde dicitur Malach. I, ‘si ego pater, ubi honor meus?’ Et ideo nomen pietatis etiam ad divinum cultum refertur) » ; a. 3, ad 2 : « Dieu est principe d’être et de gouvernement d’une manière beaucoup plus excellente que le père ou la patrie. Voilà pourquoi la religion, qui rend un culte à Dieu, est une autre vertu que la piété, qui rend un culte aux parents et à la patrie. Mais ce qui appartient aux créatures est transféré à Dieu en vertu d’une certaine sur-excellence et de la causalité, comme le dit Denys au livre des Noms divins. Aussi le culte de Dieu est-il appelé piété par excellence, comme Dieu est appelé par excellence notre père (Deus longe excellentiori modo est principium essendi et gubernationis quam pater vel patria. Et ideo alia virtus est religio, quae cultum Deo exhibet, a pietate, quae exhibet cultum parentibus et patriae. Sed ea quae sunt creaturarum per quandam superexcellentiam et causalitatem transferuntur in Deum, ut Dionysius dicit, in libro de Div. Nom. Unde per excellentiam pietas cultus Dei nominatur, sicut et Deus excellenter dicitur pater noster) ».

[9] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 102, a. 1 : « Necesse est ut eo modo per quendam ordinatum descensum distinguantur virtutes, sicut et excellentia personarum quibus est aliquid reddendum. Sicut autem carnalis pater particulariter participat rationem principii, quae universaliter invenitur in Deo ; ita etiam persona quae quantum ad aliquid providentiam circa nos gerit, particulariter participat proprietatem patris, quia pater est principium et generationis et educationis et disciplinae, et omnium quae ad perfectionem humanae vitae pertinent. Persona autem in dignitate constituta est sicut principium gubernationis respectu aliquarum rerum » ; cf. ibid., a. 2 : « Il appartient à ceux qui sont établis en dignité de gouverner leurs subordonnés. En effet, gouverner consiste à mouvoir certaines personnes vers leur fin, comme le pilote gouverne le navire en le conduisant à bon port. Or tout moteur possède une certaine excellence par rapport à ce qu’il meut et un pouvoir sur lui. Il est donc nécessaire de considérer chez celui qui est établi en dignité tout d’abord l’excellence de son état, jointe au pouvoir qu’il a sur ses subordonnés, ensuite l’office même de gouverner. En raison donc de l’excellence, on leur doit l’honneur qui est une certaine reconnaissance de l’excellence de quelqu’un. mais en raison de l’office de gouverner, on leur doit un culte qui consiste dans un certain service : on obéit à leur commandement et on leur rend, à notre mesure, leurs bienfaits (Ad eos qui sunt in dignitate constituti pertinet gubernare subditos. Gubernare autem est movere aliquos in debitum finem, sicut nauta gubernat navem ducendo eam ad portum. Omne autem movens habet excellentiam quandam et virtutem supra id quod movetur. Unde oportet quod in eo qui est in dignitate constitutus, primo consideretur excellentia status, cum quadam potestate in subditos ; secundo, ipsum gubernationis officium. Ratione igitur excellentiae, debetur eis honor, qui est quaedam recognitio excellentiae alicuius. Ratione autem officii gubernationis, debetur eis cultus, qui in quodam obsequio consistit dum scilicet aliquis eorum obedit imperio, et vicem beneficiis eorum pro suo modo rependit) ».

[10] Cf. ibid., q. 101, a. 1 : « Dieu occupe le sommet sous l’un et l’autre aspect : il est à la fois le plus excellent et, pour nous, premier principe d’être et de gouvernement (In utroque autem Deus summum obtinet locum, qui et excellentissimus est, et est nobis essendi et gubernationis primum principium ».

[11] Cf. ibid., Ia, q. 45, a. 5 et lieux par.

[12] Cf. ibid., IIa-IIae, q. 84, a. 1, ad 1 : « On doit à Dieu le respect à cause de son excellence, qui est communiquée à certaines créatures non selon l’égalité mais selon une certaine participation. Voilà pourquoi nous vénérons Dieu par une vénération – qui relève de la latrie – autre que celle dont nous vénérons certaines créatures excellentes – qui relève de la dulie [...]. Et comme les actions extérieures sont le signe du respect intérieur, nous offrons aux créatures excellentes certaines actions extérieures qui relèvent du respect, comme surtout l’adoration, mais il y a quelque chose qui n’est offert qu’à Dieu, à savoir le sacrifice (Deo debetur reverentia propter eius excellentiam, quae aliquibus creaturis communicatur non secundum aequalitatem, sed secundum quandam participationem. Et ideo alia veneratione veneramur Deum, quod pertinet ad latriam, et alia veneratione quasdam excellentes creaturas, quod pertinet ad duliam [...]. Et quia ea quae exterius aguntur signa sunt interioris reverentiae, quaedam exteriora ad reverentiam pertinentia exhibentur excellentibus creaturis, inter quae maximum est adoratio, sed aliquid est quod soli Deo exhibetur, scilicet sacrificium) » et a. 2.

[13] Cf. ibid., Sum. theol., Ia, q. 103, a. 6 et lieux par.

[14] Denys, Hiérarchie céleste, ch. 4, § 3 (« Sources chrétiennes, 58 », p. 98) : « … cette règle instituée par l’ordre de la Loi divine et qui exige que par l’entremise d’êtres de premier rang les êtres de second rang soient élevés vers le divin ». Cf., par exemple, Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 106, a. 3, s.c. ; q. 110, a. 1, arg. 1 ; q. 111, a. 1 ; q. 113, a. 2, arg. 2... Cf. W. J. Hankey, « Dionysius dixit, Lex divinitatis est ultima per media reducere, Aquinas, Hierocracy and the ‘augustinisme politique’ », Medioevo 18 (1992), p. 119-150.

[15] Sur le père comme principe, cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 101, a. 2 : « Un fils doit à son père, en tant qu’il est supérieur, étant principe du fils, respect et service ([Pater] cum sit superior, quasi principium filii existens, debetur ei a filio reverentia et obsequium) » ; ibid., a. 3 : « On doit de façon spéciale quelque chose à quelqu’un parce que celui-ci est le principe connaturel qui produit dans l’être et gouverne. La piété s’adresse à ce principe en tant qu’elle offre service et culte aux parents et à la patrie et à ceux qui leur sont ordonnés (Debetur autem aliquid specialiter alicui quia est connaturale principium producens in esse et gubernans. Hoc autem principium respicit pietas, inquantum parentibus et patriae, et his qui ad haec ordinantur, officium et cultum impendit) ».

[16] Cf. ibid., q. 102, a. 3, ad 1 : « Le prince est au père ce que la puissance universelle est à la puissance particulière du point de vue du gouvernement extérieur mais non quant au fait que le père est principe de génération. De ce dernier point de vue, le père se rapporte à la puissance divine elle-même qui produit toutes choses dans l’être ( princeps comparatur ad patrem sicut universalis virtus ad particularem, quantum ad exteriorem gubernationem, non autem quantum ad hoc quod pater est principium generationis. Sic enim comparatur ad ipsum virtus divina, quae est omnium productiva in esse) ».

[17] Les parents ne donnant pas l’être comme tel puisque l’âme de leur enfant est directement créée par Dieu, ils ne conservent pas non plus leur enfant directement dans l’être. Ils le conservent indirectement en le protégeant et en écartant de lui ce qui pourrait le détruire. Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 104, a. 2.

[18] Cf. Thomas d’Aquin, In duo praecepta caritatis et in decem praeceptis legis (ed. Marietti [1954], n° 1241) : « Les enfants tiennent de leurs parents l’être, la nourriture et l’éducation (Igitur filii a parentibus habent esse, nutrimentum et disciplinam) ». Par exemple, en Sum. theol., Ia-IIae, q. 94, a. 2, à propos des inclinations fondamentales qui sont au fondement de la loi naturelle, saint Thomas mentionne en même temps « l’union du mâle et de la femelle et l’éducation des enfants (coniunctio maris et feminae et educatio liberorum) ». On sait que le devoir d’éduquer ensemble les enfants est pour saint Thomas un argument essentiel en faveur de l’indissolubilité du mariage même naturel, cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 154, a. 2 et lieux par.

[19] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 102, a. 3 : « Manifestum est autem quod personae parentum, et eorum qui sunt nobis sanguine iuncti, substantialius nobis coniunguntur quam personae quae sunt in dignitate constitutae, magis enim ad substantiam pertinet generatio et educatio, cuius principium est pater, quam exterior gubernatio, cuius principium sunt illi qui in dignitate constituuntur. Et secundum hoc, pietas observantiae praeeminet, inquantum cultum reddit personis magis coniunctis, quibus magis obligamur ». Cf. ibid., q. 101, a. 1, ad 3 : « Ce que nous avons en commun avec nos consanguins et nos concitoyens touche davantage aux principes de notre être que les autres choses que nous avons en commun avec d’autres. C’est pourquoi le nom de piété s’étend davantage à cela (communicatio consanguineorum et concivium magis referuntur ad principia nostri esse quam aliae communicationes. Et ideo ad hoc nomen pietatis magis extenditur) ».

[20] La patrie, en tant qu’elle fait l’objet de la vertu de piété, signifie donc, non pas une institution sociopolitique (comme l’Etat), mais une tradition dans laquelle la personne accède, généralement par la médiation de ses parents, à une vie authentiquement humaine. Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 101, a. 3, ad 3 : « La piété s’étend aussi à la patrie en tant qu’elle est pour nous un certain principe d’être, mais la justice légale regarde le bien de la patrie en tant qu’il est le bien commun (Pietas se extendit ad patriam secundum quod est nobis quoddam essendi principium, sed iustitia legalis respicit bonum patriae secundum quod est bonum commune) ».

[21] Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 47, a. 2 et lieux par.

[22] Id., CG, III, c. 71 (Marietti, n° 2469) : « Perfecta bonitas in rebus creatis non inveniretur nisi esset ordo bonitatis in eis, ut scilicet quaedam sint aliis meliora : non enim implerentur omnes gradus possibiles bonitatis neque etiam aliqua creatura Deo similaretur quantum ad hoc quod alteri emineret ».

[23] Cf. Thomas d’Aquin, De Regno, I, c. 2 (éd. Léonine, t. 42, p. 451) : « Ce qui est conforme à la nature se comporte au mieux. En effet, la nature opère en chaque chose ce qui est le mieux. Or tout régime naturel vient d’un seul. Dans la multiplicité des membres, il en est un seul qui meut à titre principal : le cœur. Dans les parties de l’âme, une unique puissance préside à titre principal : la raison. Chez les abeilles, il y a une seule reine et dans l’Univers un seul Dieu, créateur et gouverneur de toutes choses. Et cela est conforme à la raison puisque toute multitude dérive de l’un (Ea que secundum naturam sunt optime se habent, in singulis enim operatur natura quod optimum est. Omne autem naturale regimen ab uno est : in membrorum enim multitudine est unum quod principaliter movet, scilicet cor ; et in partibus animae una vis principaliter presidet, scilicet ratio ; et in apibus unus rex et in universo unus Deus omnium factor et rector. Et hoc rationabiliter : omnis enim multitudo derivatur ab uno) ».

[24] M. Gauchet, « Sécularisation ou sortie de la religion ? », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, 59 – Sécularisation[s]/2, p. 3-10 [p. 7].

[25] L’idée chrétienne, mal comprise, de la « nouvelle naissance » par l’acte libre de la foi a pu nourrir cette conviction que je ne suis vraiment que ce que je choisis librement d’être. Mais la « re-création » chrétienne, qui est d’ailleurs œuvre de la grâce avant d’être œuvre de ma liberté, ne supprime pas l’ordre de la création, qui est celui d’une dépendance métaphysique radicale. 

© 2015-2016 The Pontifical Academy of St. Thomas Aquinas

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